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lundi 26 janvier 2009

23 - Deux amoureux



Vidéo : "Deux amoureux"

Elle lui sourit. Il lui répondit par un regard étonné. A son tour il lui sourit avec une contenance de circonstance : le port altier, la tête légèrement de côté, le regard sûr. Geste maladroit mais sincère. C'était la première fois qu'ils se rencontraient. Le hasard venait de les réunir dans un jardin public, par un après-midi de printemps.

Réservés, ils se tenaient l'un à côté de l'autre à distance formelle : c'étaient des honnêtes gens.

Une brise souleva mollement les longs cheveux de la femme. Une mèche vint s'enfouir dans le creux de ses seins à demi dévoilés. Du coin de l'oeil, l'homme esquissa un léger signe d'intérêt. La gorge était profonde, le décolleté osé. Se sentant désirée, la belle appuya son sourire. Le vent chassa la mèche indiscrète qui alla s'enrouler dans le vide. Et tantôt ses longs cheveux flottaient devant son visage, tantôt son front se dégageait avec grâce au gré de la brise... La scène était impromptue, charmante. Leurs regards se croisaient, se décroisaient, se cherchaient, se trouvaient. Le jeu se prolongea assez longtemps. Ils n'avaient pas prononcé le moindre mot. C'était adorable et puéril, tendre et émouvant.

Ces deux-là se plaisaient, c'était évident.

Les tourtereaux s'étaient rapprochés l'un de l'autre. Alors l'homme prit la main de son élue. Tacitement elle passa son bras sous le bras du galant. Il n'y avait pas d'hésitation dans leur étreinte, les deux amants s'étaient reconnus comme des semblables.

Enfin ils s'en furent, tendrement enlacés parmi les roseraies, confusément émus, l'allure lente mais sûre, à petits pas vers un avenir plein de promesses... Deux silhouettes attendrissantes dans le parc qu'accompagnait le chant des oiseaux.

La femme déplaçait avec difficulté ses cent-quarante kilos. Lui, claudiquait nerveusement avec sa bosse sur le dos.

22 - Les casinos



Vidéo : "Je partais le coeur léger..."

Trois textes sur les casinos

1 - Le casino

Quand j'entre dans un casino, mon coeur se met à battre et je tremble, fébrile. Avec cette impression de passer les portes solennelles d'un doux enfer. Dans les clartés enfumées où je pénètre -la fièvre aux tempes- et sous les clameurs des machines à sous, j'aperçois parfois de vieilles connaissances : mes rencontres de la veille. Des frères et soeurs de jeu. Anonymes dans le vice.

Il y a des têtes d'abrutis, des mines défaites, des gorges déployées, des yeux éteints, des regards qui brillent, de laides filles et d'exubérantes baronnes, des catins glaciales et de vertueuses débauchées, des vieux messieurs, des dames, des demoiselles, des loups de mer cyniques et des novices à la peau tendre.

Ce sont mes amis. Des vautours qui me tournent autour attendant que je quitte mon bandit manchot après lui avoir laissé mon capital, avec l'espoir vénal, infâme et partagé de récupérer ma mise abandonnée à la machine. Nous sommes du même monde eux et moi : celui des éternels perdants. Ca n'est pas la faune, non. C'est plus aimable que ça. C'est une population de pauvres gens, de riches en rêve qui oublie le monde sous des luminaires dorés.

Ici les sourires sont crispés, les mains moites, les heures fluides, les secondes cruciales. Le temps est paradoxal : le cadran se fait oublier mais les minutes sont vertigineuses. Seul compte le verdict des rouleaux, chargés de sens. Tous espèrent voir s'aligner sur l'écran les trois sésames d'or et de plastique donnant droit au pactole. Le casino : un univers clos sans cesse au bord du drame.

Au casino n'importe qui peut laisser sa maigre fortune au joueur suivant qui prend sa place, plus chanceux. Au casino c'est le hasard qui tire les ficelles. De ces lieux obsessionnels le joueur ressort les poches vides mais la tête haute car, je l'ai remarqué à force de côtoyer ces établissements, tout perdant qui se respecte a certes peu de sagesse mais beaucoup de fierté.

2 - Les casinos

J'aime les casinos.

Pas les tables guindées avec les jeux de la roulette, non. Les simples salles de machines à sous. L'ambiance électrique et chatoyante émanant de ces lieux réjouit les sens, éveille les appétits. Les casinos, en mettant des lustres au-dessus des têtes et des tapis arlequins sous les pieds, changent les dimanches mornes en journées de fête.

Le casino, Byzance de paillettes et d'écume qui étourdit les têtes, fait tourner le sang, monter la sève... Avec son champagne et sa flotte de machines bruyantes, sa féerie de tintements et son clinquant, il fait battre les coeurs les plus rigides, décrispe les âmes les plus chastes... Temple d'exquise perdition, enfer enchanteur, la salle des machines à sous est mon refuge dominical favori.

Là, la cloche de l'église est remplacée par les sonneries annonçant gains ou pertes. Le brouhaha joyeux et frénétique régnant dans cet univers clos stimule ma piété la plus profane : fasciné par les cylindres tournants, je mise, indifférent à ma misère. Ici, l'avarice n'a plus cours : je suis riche, le temps d'une journée pleine d'illusions brillantes.

Je repars tard le soir, la bourse vide mais avec dans la tête des Marquises de paille criardes et des échos de châtelaines tapageuses qui hanteront mes songes tout une semaine durant.

3 - Dieu n'est pas bête du tout !

Dieu est un type bien, un être contradictoire mais très créatif possédant une personnalité tout de même assez complexe. Étonnamment doué pour les arts, la physique, le 100 mètres en natation, la mécanique automobile, il est imbattable aux échecs, incollable en Histoire.

C'est un poète qui a la bosse des maths.

Pas si sot, Dieu a choisi de se cacher pour mieux asseoir sa puissance. Cet animal est particulièrement susceptible : si on veut être dans ses faveurs il y a intérêt à croire à son entreprise multinationale. J'ai bien essayé de le mettre à l'épreuve, mais il est plus malin que l'on croit. Ainsi un jour au casino, alors que je venais de mettre mes derniers jetons dans une machine à sous, je me suis mis à le prier très fort : "si tu existes fais cracher le pactole à cette foutue machine qui m'a bouffé tous mes jetons, et là je croirai en toi, promis-juré !" Retenant mon souffle je mis mes derniers jetons, actionnai la manette, yeux fermés, doigts croisés... "Dieu si tu existes, fais que les rouleaux s'alignent sur les bons numéros" me répétai-je...

Les rouleaux n'en finissaient pas de tourner dans des cliquetis hystériques... Enfin ils s'immobilisèrent. Fébrile, j'ouvris les yeux.

Des chiffres apparurent, éclatants de promesses : je venais de décrocher le pactole !

Mais après une brève réflexion je me dis qu'en fait dans cet enfer du jeu, tirant les ficelles depuis les abîmes, c'est le diable qui venait de se manifester à moi, ce prince du mensonge et du hasard !

C'est là que je dis que Dieu est une personnalité complexe, un être contradictoire, un sacré bougre de renard : la preuve que Dieu venait de me donner qu'il était bien derrière cette trouble affaire tout en ne l'étant pas, donc qu'il existait, était que je venais de gagner le pactole au casino. Ma prière avait été exaucée, bien sûr mais par qui ?

"Si le démon du jeu existe, c'est que Dieu l'a créé" pensai-je, perplexe.

Je fis don de mes gains à un pauvre diable qui tendait la sébile au sortir de l'établissement impie et ne remis plus jamais les pieds au casino.

Ainsi Dieu m’avait prouvé son existence en me dégoûtant des casinos. En creux il s'était manifesté : en me faisant gagner puis perdre aussitôt mes gains.

Il est fort Dieu, non ?

21 - Un poison candide



Vidéo : "Quinze ans"

Elle a le sourire mutin, le geste puéril et la mèche fringante. Deux prunelles venimeuses qui effraient déjà les hommes. Et font rougir le diable. Voilà une innocente au bord de l'enfer qui joue avec le feu, à peine consciente. Une âme d'enfant dans un corps de sorcière...

C'est une fleur qui s'éveille, douce, fragile, pubère. Et sanguine, vénéneuse, redoutable. C'est une eau vive qui jaillit, fraîche, chaste, prude. Et trouble, écarlate, insolente.

En ces traits gracieux et paisibles on sait de futures amours pleines de promesses trahies, de rendez-vous sous l'orage, d'étreintes impies, d'infidélités ostensibles et de serments voilés. Dans ces cheveux trop fins, trop longs, trop clairs, on devine déjà l'empreinte des baisers égarés, des brins de paille oubliés, avec la brise tardive du soir pour les chasser. Et puis des senteurs de musc dans le cou. Et un ou deux jaloux pour le lui reprocher.

Les robes blanches du jour alterneront avec les coupables échancrures de la nuit. Les ébats éhontés au fond des théâtres, les étreintes furtives aux coins des monuments, les baisers de voleur derrière les portes cochères et les soupirs indus destinés aux oiseaux de passage succéderont aux heures interminables passées à bayer sous les étoiles en sempiternelles compagnies : amants de longue haleine et inconnus fiévreux se croiseront sous les dentelles de ce démon sans défense. Inconstance innée et pouvoir insidieux de la femme ! Tant d'années glorieuses à venir... L'ange a hérité de la beauté des damnées. La créature terrestre prend forme. Et elle a toute une vie de femme à faire.

C'est une pucelle de quinze ans.

20 - La femme du mort



Vidéo : "J'asticote Isabelle"

La veuve était magnifique.

Son regard posé sur le cercueil conférait à son visage un charme mélancolique qu'on ne lui connaissait guère. L'éplorée sur le défunt avait le chagrin sincère mais lucide : c'était la fin de son époux certes, mais non la fin du monde. Et puis, ne soupçonnait-elle point un royaume d'éternité pour le gisant, lui qui fut si droit en affaires, si loyal avec la religion ?

Le mari inhumé, son sort était entendu. Quant à elle, il lui fallait songer aux lendemains.

C'est là que j'intervins.

- Madame, vous étiez radieuse aux funérailles. Je vous offre et ma fortune et ma renommée. Je suis le conte de Hauteterre, connu pour mes qualités artistiques, esthétiques, verveuses et, accessoirement, en tant que plume de choix. Accordez-moi votre main, et ma gloire sera aussi la vôtre. Et si par malheur vous trépassez avant moi, je vous composerai une ode et la ferai chanter par un barde car je chante faux. Mais si vous me survivez, vous vous consolerez de votre solitude par une existence remplie de mon souvenir éclatant.

Je reçus sa main.

Les médisants penseront qu'elle la destina à ma joue...

Erreur ! La belle -qui avait un reste de beau sang- fut sensible à mes arguments hautains, sa fibre aristocratique réveillée par le son aigu de ma lyre...

A ce jour elle vit toujours, et moi aussi grâce à Dieu.

Notre bonheur ostentatoire en ennuie plus d'un dans notre cercle d'amis, et nous comptons fleurir durant de nombreuses années encore la sépulture de celui qui me précéda dans l'hymen de ma légitime épouse.

19 - Fini de rire !



Vidéo : "La guillotine"

Je suis un bandit, un vaurien, un vendu. Ennemi de la société, le crime est mon pain quotidien, la tentation du gain facile étant chez moi une soif impossible à étancher... Je suis né sous le signe de la corruption, j'ai du sang sur les mains et dans mes veines coule le Mal. Mais aujourd'hui je suis entre quatre murs, aux fers : la Justice a mis fin à mes progrès sur le chemin du vice.

L'heure est venue de payer une vie vouée à la débauche. Je suis un gredin, un brigand, un misérable. L'homme sans foi ni loi doit répondre de ses méfaits devant le Ciel et la Terre. La mise au ban, l'injure, la honte, voilà mon héritage. J'ai bien joui de l'existence, j'ai assassiné sans compter, dormi du sommeil du scélérat dans les lits de mes victimes. J'ai dépouillé la Vertu, vidé leurs poches aux mortelles dépouilles, volé bourses et vies pour tuer le temps, fais mourir l'innocent pour nourrir le vice. Oisiveté, or, plaisirs : tels furent mes maîtres. Je suis une fripouille.

Les pauvres que dans le dos j'ai égorgés, les riches que par derrière j'ai occis, les barreaux de ma prison ne les ont pas empêchés d'entrer. Quelle compagnie !

De mon cachot, leurs cris de vengeance me tiennent éveillé. Impossible d'éviter ces crânes, éclatants de vérité ! Depuis les ténèbres de ma cellule, j'y vois mieux que sous le soleil du crime. Leurs orbites sont profondes de reproches et leurs dents blanches en disent long sur mes noirceurs... Ricanent-ils ? Menacent-ils ? Les deux à la fois : ils crânent.

Je ne ris plus, non je ne ris plus du tout de mes coups, rongé par le remords. Las ! Pourquoi n'ai-je pas préféré un chemin plus clair ? Trop tard pour se repentir ! La Justice est passée, je ne ris plus. Non, vraiment je ne ris plus...

J'implore le pardon de mes victimes. Que Dieu ait pitié de mon âme car je suis un bandit, un vaurien, un vendu.

Demain à la première heure je serai un pendu.

18 - L'intrus



Vidéo : "L'intrus"

Chaque soir un homme étrange s'invite chez moi. Vers minuit je l'entends monter l'escalier du couloir. Il frappe toujours trois coups secs à la porte. Je lui ouvre et tout simplement il vient s'asseoir à ma table, sans un mot. Il attend. Et ne repart qu'une fois avalé son bol de soupe, sans un remerciement. Le seul moyen efficace que j'ai trouvé pour qu'il ne s'attarde pas trop sous mon toit, c'est de lui servir son dû. Vers vint-trois heures je lui prépare donc sa soupe, tous les jours. Et j'attends.

Qui est cet étranger aux allures énigmatiques que je ne connais pas et qui tous les soirs vient réclamer sa soupe en silence ? Me connaît-il ? Est-ce un méchant revenant ? Un ange déguisé en mendiant désireux d'éprouver les vivants ? Le Diable ? Ou plus banalement un pauvre hère qui aurait trouvé la bonne combine pour se remplir le ventre à moindre frais ? Depuis un an que dure ce manège, je n'ai aucune explication.

Au début j'ai bien tenté de l'interroger sur ses origines, son nom, ses desseins... Mais il parle très peu. Il m'a seulement répondu qu'il était un homme, qu'il était là et qu'il désirait un bol de soupe. Et c'est tout. De temps à autre il émet des réflexions mystérieuses qui me laissent dans une grande perplexité. Par exemple un soir, entre deux gorgées de soupe, je l'entendis murmurer :

- "Ce soir est pleine la coupe. Cette soupe, c'est mon sang."

Ces allusions christiques me firent penser un moment que j'avais affaire au Crucifié. Mais aussitôt après il ajouta :

- "Le roi a perdu son bouffon, je trempe ma girbette dans l'eau de mon bol."

Il fallait chercher ailleurs une explication à sa présence. Après de telles paroles l'identité de mon hôte n'était pas simple à établir... Grave et saugrenu, burlesque et impénétrable, absurde et mystique, tel apparaissait le mangeur de soupe. Contrastes déroutants qui ne me permirent jamais de connaître la vérité.

Ce soir mon invité sera là. Il frappera à ma porte, entrera, s'assoira devant son bol chaud. Il repartira aussitôt dans la nuit sans prononcer un mot, ou alors quelques paroles sibyllines, profondes et cocasses. Puis j'irai me coucher, ne me fatiguant plus à chercher une explication à cette énigme qui, me semble-t-il, durera jusqu'au jour de ma mort.

17 - L'abbé Grosfoutu

Vidéo : "Le cul sur la commode"

Le curé avaient des couilles de boeuf, bien qu'il fût monté comme un bourriquot. La supérieure du couvent qui était sa pire ennemie s'y entendait pour aller chercher querelles à l'homme d'église qui, le pauvre, ne pouvait répondre dignement qu'en exhibant son chibre en action à l'acariâtre renonçante. Parfois devant les insupportables provocations de la mère supérieure il sortait même la grosse saucisse vive de sa soutane devant toute une assemblée de bigotes endimanchées et de fins lettrés outrés.

Il était ainsi l'abbé Grosfoutu : une vraie nature qui ne faisait pas de manières.

Le dimanche après la messe il s'enfilait sans complexe nègres éphèbes et jeunes novices du couvent. On dit qu'il aurait même déniaisé jadis, au temps de la fleur de l'âge, un futur évêque entré en fonction depuis. Bref, l'abbé Grosfoutu ne manquait jamais une occasion de foutre drument sa pine au cul des vierges comme à celui des bougres ecclésiastiques.

Rome eut écho de ses moeurs peu orthodoxes. On le muta au fin fond de la chrétienté, chez les esquimaux. Rien n'y fit : même dans les glaces arctiques, le pieux paillard enculassait, empinait, foutait à tour de bras tout ce qui lui tombait sous la trompette.

On se résolut à le castrer chimiquement en mêlant du bromure dans sa soupe. Il devint gras, lourd, lent, las.

Il revint dans son pays d'élection pour se refaire une santé. Ordre de Rome. Entre temps la supérieure du couvent était devenue une catin notoire : la gent ecclésiale du canton et des alentours lui était passée dessus.

Les deux religieux devinrent naturellement amants et se refilèrent bientôt la chtouille. Tout ce que comptait l'évêché de miasmes syphilitiques put se lire sur leur visage.

On les surnomma "les amants de la vérole".

16 - L'escarpolette



Vidéo : "L'escarpolette"

Elle aimait autant l'escarpolette que son pousseur. Moi, j'aimais la soeur qui s'enfermait dans le grenier avec ses livres. Je poussais la joyeuse tant qu'elle riait, bien que je ne l'aimasse point. Si fort, que je l'envoyai dans les roses.

Ses cris firent sortir la belle de son trou, un Kant à la main. Je lui déclarai ma flamme, tandis qu'elle s'affairait à ôter les épines du séant de sa soeur. Je pus constater combien j'avais raison de ne pas aimer l'infortunée. Sa fesse molle et son teint grossier me firent désirer plus ardemment la belle érudite qui me le rendit bien : une fois extraites les épines du fessier de sa sotte soeur, je l'accompagnai promptement dans le grenier. Après m'avoir vainement proposé de partager ses saines lectures, elle se vit contrainte de délaisser Kant pour une autre affaire.

Je l'engrossai par mégarde.

Fuyant mes responsabilités je demandai bien vite la main de la niaise à l'escarpolette. Dédouané par ce mariage de raison qui me mettait hors de portée de tout courroux, je regrettai cependant de n'avoir pas su préférer en son temps les jeux puérils de l'escarpolette à ceux de la raison kantienne : je me vis condamné à devoir pousser l'écervelée pour le restant de mes jours.

15 - Le grand Mystère

Vidéo : "Un spectre pour compagnie"

Entre la croix, le croissant et l'étoile sacrés, ajoutés au sceptre païen et à l'équerre laïque, depuis des millénaires les hommes ont tendance à s'égarer, à tergiverser sans fin, à s'étriper sauvagement pour certains. Ou à se leurrer fort civilement dans le meilleur des cas.

Je suis sûr d'une chose moi : c'est que nous sommes plongés de toute façon en plein mystère.

Je mets au défi quiconque, simples adhérents à une cause spirituelle, politique ou bien scientifique, représentants de quelque autorité que ce soit tels papes, grands savants, Dalaï Lama, athées de tous pays, Raël, Rabbins, Bernadette Soubirous, chefs musulmans, enfin je veux parler de tous les grands patrons des clubs religieux, politiques ou matérialistes de ce monde, je mets au défi quiconque disais-je, de tutoyer le Mystère.

Je le mets au défi de me prendre par la main, celui qui sera si convaincu de détenir le Vrai, et de m'amener au bord du Gouffre face à son cher Mahomet, à son authentique Christ, à son espéré Bouddha, à ses si attendus extraterrestres, ou simplement face au Néant pour les athées, et de me présenter à l'Inconnu.

Depuis le berceau jusqu'au linceul, aucun homme si intelligent, si éclairé, si instruit, si joliment paré qu'il soit, porteur de tiare ou de turban, lecteur assidu du Livre Rouge ou prix Nobel de science, n'a été plus avancé face à ce mystère. Les officiels et officieux détenteurs de vérités sacrées sont incapables de soulever le voile d'airain qui dissimule le grand Mystère. J'oppose à leur prétendue sagacité une question d'une simplicité, d'une candeur, d'une évidence et d'une fraîcheur si enfantines qu'on a tendance à l'oublier : quel est ce Mystère ?

C'est souvent avec les questions les plus simples que l'on cloue le bec au plus jacassier des oiseaux.

Et devant cette question nul n'ose prendre la parole. A moins d'être sot, vain, ignare et vaniteux comme le sont nécessairement les papes, rabbins, Dalaï Lama et autres pontifes des grandes religions. L'homme ayant trouvé une parade pour éviter de répondre à cette interrogation embarrassante, il se disperse avec confiance dans des grands et millénaires clubs de croyance ou d'incroyance. L'illusion est plus crédible lorsqu'elle est collective.

Cependant la question reste posée et ni les pyramides, ni les cathédrales, ni les ponts, ni les chaussées n'ont pu l'ébranler de son trône.

14 - L'auteur se présente



Vidéo : "Un bel esprit se présente"

Sachez qu'en général je me meurs d'ennui. Je suis un oisif, une espèce d'aristocrate désoeuvré en quête d'aventures, d'amours, de futiles occupations. Je tue les heures de mon existence trop facile à coup de mots bien placés, d'idées et d'émois d'un autre monde.

Apprenez également que mon nom est basque. Il est tiré de la petite cité nommée "Izarra", au pays basque espagnol. Toutefois je n'ai jamais mis les pieds en ces terres barbares. Je viens d'ailleurs en vérité. Je suis né sous les lueurs de la nuit.

Mes pères, les Anciens, viennent du ciel. Ils descendent des étoiles. Mon nom "Izarra" signifie en basque "Etoile", en souvenir précisément de l'une de ces lumières qui brillent aux nues et d'où est issu mon sang. J'ai l'allure fière, le coeur haut, et mes pensées sont fermes. Ma poitrine porte les marques vives de ma gloire : des cicatrices imaginaires héritées au cours de duels (j'ai dû voler lors de quelques songes au secours de femmes à la vertu offensée...).

Je suis craint et respecté, mais surtout très aimé. Et pas uniquement des femmes. Mes terres sont presque aussi vastes que celles des plus riches propriétaires et seigneurs du pays réunis. C'est là le legs de mes ancêtres, terres conquises au prix d'un bien noble sang... L'étendue de mes richesses n'a pas d'équivalent, en aucune contrée que je connaisse.

L'or et la musique sont les hôtes continuels de mon château où l'on ne boit nulle part ailleurs meilleurs vins. La fête, l'art et la danse forment l'ordinaire de mes jours insouciants. Avant tout, je suis un oisif je le répète. Les femmes convoitent mes dignes étreintes, non seulement les plus élégantes et les mieux tournées du pays, mais encore les filles des grands seigneurs des provinces reculées, et même les très lointaines princesses de l'Orient. A croire que ma renommée ne connaît point de bornes.

Mon coeur a cependant déjà choisi. Je n'ai pas ignoré les intrigues de l'amour, très souvent déjouées par les jaloux, les rivaux, les éconduits. Combien d'épées tirées pour l'amour d'une femme ? Ou pour défendre son honneur ? L'amour idéal commence par un coup d'épée, une cicatrice, du sang. Je suis un chevalier, un prince, un roi. Soyez disposés à l'entendre ainsi. Et qu'il en soit de mes rêves comme il en est de vos plus chers désirs de roturiers.

Me voici donc présenté à vous en toute simplicité.

13 - Docteur Delinotte


Vidéo : "Docteur Delinotte"

Dans une rue du Mans l'autre jour je ramasse une feuille manuscrite gisant sur le bord du trottoir. Naturelle et insatiable curiosité de l'auteur de ces lignes pour tout ce qui tient de l'écrit personnel...

En effet, j'ai toujours aimé lire ces correspondances privées ou petits mots envolés, jetés ou oubliés qui traînent parfois dans le caniveau ou entre les pages des vieux livres. Cela peut aller de la simple liste de commission jetée sur la voie publique (je m'amuse souvent à établir les portraits psychologiques d'inconnus d'après les produits figurant sur leur liste de courses) au mot d'amour déchiré (dont je recolle les morceaux épars) que je soustrais à une poubelle en passant par la banale carte de voeux servant de marque-page trouvée dans un livre de la bibliothèque municipale. Ma curiosité à ce sujet est inextinguible. J'aime faire ce genre de brève incursion dans les vies anonymes. Ces témoignages ou tranches de vies laissés sur ces bouts de papier me font parfois rêver, sourire, voire me laissent perplexe... Il y a parfois des trésors humbles et émouvants à découvrir au fond des corbeilles à papier ou dans les marges de certains vieux livres. Bref, récemment je ramasse donc comme à mon habitude une feuille manuscrite traînant dans la rue.

C'est une ordonnance de médecin. Le papier est jauni. Ce qui frappe au premier abord, c'est le numéro de téléphone à quatre chiffres sur l'en-tête. Ce document remonte donc aux années soixante. Le mot est d'ailleurs daté du 19 septembre 59. L'entête est ainsi libellée :

Docteur Pierre DELINOTTE
Chirurgien des hôpitaux
3, rue Delaizement
PARIS (XVII°)
Tél. Étoile 07.11


Je lis :

"Mon cher ami,

Je crois que le mieux pour la jeune (illisible) serait qu'elle m'écrive pour prendre un rendez-vous. Sauf dans la première semaine d'octobre car je suis pris par le Congrès. Je peux la revoir quand elle veut. Pour ce qui concerne (illisible) je l'ai réglé, car je demeure persuadé que (nom illisible) a très certainement exagéré.

J'ai peur qu'il y ait un procès mais le fera-t-il ? Monsieur Binet était de mon avis lors de la dernière réunion commune, mais il paraît qu'il aurait changé ! ? Qu'en sait-on ?

A bientôt j'espère, à la chasse, et amitiés à vous (signature illisible)."

A la lecture de cette lettre j'imagine avec amusement le chirurgien faire de bourgeoises parties de chasse le dimanche dans le parc d'un château en compagnie de ses amis avocats, notaires et autres grosses pointures de la bonne société parisienne. Bref, le cliché traditionnel.

Je mets la lettre dans ma poche dans l'intention d'en savoir un peu plus sur ce Docteur au nom si cocasse, grâce aux possibilités insoupçonnées qu'offre ce merveilleux joujou qu'est Internet, histoire de satisfaire plus en profondeur ma curiosité.

Ce matin je commence donc mes recherches sur ce curieux Docteur Pierre DELINOTTE, et voici ce que j'apprends sur un site de généalogie :

Le Docteur Pierre DELINOTTE, médecin chirurgien, est né en 1906 et est décédé en 1964 à Ouzouer-sur-Treze en Sologne. Une petite note précise, qui donne tout son sel à cette histoire :

"Accident de chasse".

12 - Avarice sordide

Vidéo : "Les économies"

Quatre textes sur l'avarice

1 - Avarice sordide

Le vieillard craignait que l'on brûlât 98 chandelles pour fêter sa quatre-vingt-dix-huitième année. Avaricieux à s'en rendre malade, même la dépense des autres faite à son attention lui tournait les sangs.

Toute sa vie il avait économisé. Sur tout. Célibataire par économie, préférant attraper la crève pour épargner un fagot, affamé un jour sur deux pour gagner une livre de pain, il se consolait dans la solitude de son foyer glacial mais paisible, se chauffait avec des flambées imaginaires, se nourrissait de repas sautés. En revanche il buvait de l'eau jusqu'à satiété. Tous les jours de l'année.

Un jour il mit sa vie en péril pour ne point dépenser deux francs : à Rouen il préféra traverser la Seine à la nage plutôt que de se payer le bac. A deux doigts de la noyade, il réussit cependant à joindre l'autre rive sans payer. Il avait plus de cinquante ans et à l'époque le prix de la traversée en bateau lui avait paru exorbitant. La rage de l'économie l'avait poussé à l'exploit.

Plus jeune, il décida de visiter Paris. Il gravit les trois étages de la Tour Eiffel à pied. Il fit la charité à un mendiant en lui désignant une fontaine. Du Louvre, il admira sans rien débourser les murs extérieurs avec leurs sculptures haut perchées. Au Jardin des Plantes il opta pour l'observation des pigeons du parc, n'osant franchir la frontière qui sépare la partie du parc public accordée aux simples promeneurs de la partie payante réservée aux visiteurs munis de tickets. Il mangea sans manière, repu des mets divers et inégaux extirpés des poubelles de la capitale. Vu que ça ne lui coûtait rien il écouta de bon coeur les chanteurs de rues. Il leur donna des airs d'encouragements en compensation et estima que c'était déjà bien trop pour des paresseux pareils ! Le soir il sortit aux Champs Elysées en compagnie de sa sinistre mais sobre solitude. Il ne trouva que des gens richement vêtus et en fut ébloui. Lorsque trop las il entreprit de s'asseoir gratuitement sur les marches de quelque établissement huppé pour observer tous ces nantis qui passaient, on le prit pour un indigent.

Il ne refusa point les pièces qu'on lui jeta.

De retour dans son taudis de campagne il enferma dans une boîte en fer ses pièces indûment récoltées avant de la cacher sous le plancher, et à l'heure actuelle il les possède toujours, étincelantes dans leur boîte rouillée. La passion de l'économie l'ayant empêché toute sa vie d'aller dépenser cet argent si joliment gagné dans la prestigieuse avenue, ses pièces étaient devenues évidemment caduques depuis 1960, date de l'arrivée des nouveaux francs !

Pour être honnête précisons que vers soixante ans, écrasé par la solitude, il pensa tout de même à se marier... Dans sa folie d'avare il s'était épris d'une vagabonde ménopausée, vaguement chiffonnière, femme douteuse vêtue de sacs de la tête aux pieds. Les conditions étaient telles que la belle refusa. Il excluait en effet de nourrir chaque jour de la semaine l'épousée. Seulement les dimanches et les jours de fête, soit un jour par semaine plus les jours fériés. Et encore avait-il établi un barème inique et complexe qui lui donnait le droit de compter comme un seul jour férié certains jours chômés qui se suivaient, estimant que ces jours fériés qui se doublaient s'annulaient pour n'en faire finalement qu'un... Trois jours fériés qui se suivaient revenaient selon lui à un jour ouvrable, donc pas de nourriture à devoir à l'aimée... Il exigeait en outre que sa femme lui fût fidèle dans des besognes viles et harassantes, qu'elle ne gaspillât aucun bois, même par grand froid... Et il en était ainsi pour tous les aspects de la vie quotidienne : il tirait à l'extrême la corde humaine, ne se souciant que des économies faites sur le dos d'autrui. Si bien qu'en épousant l'affreux bonhomme la malheureuse chiffonnière eût été bien vite morte de faim, de froid, de fatigue.

Le jour de ses quatre-vingt-dix-huit ans il eut le soulagement de constater que le gâteau qu'on lui avait préparé ne comportait que neuf bougies symboliques.

2 - Avarice extrême

Âgé de quatre-vingts ans, j'ai passé une existence calculée à la bouchée près. J'ai pu conserver une bonne santé naturelle dans un corps toujours maigre avec plein de choses sensées dans la tête. Je possède un coffre bien rempli mais surtout pas de femme : ça coûte. Vivre d'air pur et d'eau claire, ça ne mange pas de pain, aussi ai-je vécu intensément avec deux fois rien. Jusqu'à satiété j'ai respiré l'air, bu l'eau qui ne me coûtaient que la peine d'ouvrir la bouche. Au-delà de ce qui est humainement possible j'ai repoussé les limites de l'économie. Une vie entière à tout compter. Homme sage, avisé, à l'abri du besoin, je suis fier de mon destin. Jamais je n'ai abusé de chandelle, ni de gras, ni de rien qui soit inutile. La joie de l'économie me fait tenir en vie depuis quatre-vingts ans.

J'ai passé tous les hivers de ma vie sans chauffage, je n'en suis pas mort ! Même si le bois est gratuit, ça n'est pas une raison pour le gaspiller. De fait j'ai amassé un trésor de fagots presque jamais utilisés. J'ai mangé de la soupe froide tant que j'ai pu, ma foi je ne m'en porte pas plus mal... J'ai toujours refusé de payer ce que je pouvais obtenir par mes propres moyens, et j'ai bien fait ! Avec un peu de patience, d'esprit judicieux et de courage je peux toujours manger sans rien débourser... Des pommes tombées au bord des fossés ? Voilà du bon cidre pour toute l'année ! A condition bien sûr de le boire à petites gorgées... Des pissenlits sur le chemin ? A moi la bonne salade ! Et le boulanger, vous croyez que je vais l'engraisser ? Ca fait bien longtemps que j'ai oublié le goût du pain frais... Je n'ai qu'à passer dans les fermes la nuit pour récupérer les quignons jetés aux chiens et aux canards. C'est-y pas honteux de donner du pain aux animaux ? Même vieux, du pain c'est du pain. Personne ne me convaincra du contraire.

Vous pensez peut-être que je ne suis pas un homme propre ? Pas besoin d'acheter du savon quand on a de la cendre qui fait aussi bien l'affaire ! L'eau froide de la rivière et la cendre de ma cheminée ne me coûtant rien, je me lave autant que je veux. Il n'y a aucune raison pour que je me prive de ce plaisir gratuit. Je suis riche de pain dur, riche d'eau claire, riche de pommes, riche de pissenlits, riche de cendres, pourquoi dépenserai-je des sous à acheter du pain dur, de l'eau, des pommes, des pissenlits et de la cendre alors que je les ai naturellement sous la main ? Toutes ces bêtises, ce ne sont que des prétextes pour faire dépenser les honnêtes gens !

J'ai eu des amours dans ma vie. Vivant sans femme, j'ai pu reporter mon affection sur mes animaux. Quand on aime les animaux, vous croyez peut-être que ça les rend moins tendres, moins bons ? C'est du pareil au même ! Le goût ne change pas, alors pourquoi me serai-je privé de les manger ? J'ai aimé comme un homme impartial mes poules, mes coqs et mes dindes : je les ai nourris au grain près. Chacun a eu sa part, ni trop, ni pas assez. Devant Dieu je le jure. Sévère mais juste.

Les femmes je les ai aimées aussi, mais avec prudence. C'est qu'elles m'ont toujours inspiré un effroi viscéral. Les approcher, c'est déjà mettre la main à la poche. Une fois qu'un propriétaire de biens pose le doigt sur une femme, moi je dis que c'est l'engrenage. Tous ceux qui se sont mariés autour de moi, à la fin de leur vie je me rends compte qu'ils ont dilapidé une fortune à élever une famille ! J'ai mal pour eux. Aussi me suis-je toujours méfié de ces dépensières. Toute ma vie je les ai fuies, me contentant de les regarder de loin, une main sur la bourse, l'autre sur le coeur car je suis un homme sensible... Ce qui me console, c'est que quand je fais mes comptes, je me dis que finalement j'ai bien fait de rester seul toute ma vie.

Je n'ai pas encore fini ma vie, je tiens bien debout sur mes deux pieds ! Je compte bien économiser pendant encore vingt ans. Il n'y a pas plus résistant que moi.

Ma devise : la dépense, ça use. L'économie, ça conserve !

3 - Le roi des avares

Je connais un homme aux moeurs ahurissantes. Plus vieux que nature avec ses os saillants, aussi terne qu'une pelure de patate, ce singe acariâtre est d'une avarice extrême.

Lorsque je m'invite dans sa masure insalubre, même le contenu de sa gouttière est trop cher pour m'accueillir... Pas question de m'offrir un thé ! D'ailleurs avec quoi ferait-il bouillir son eau de pluie, attendu que le bois mort semble être son plus précieux trésor ? Il préfère s'excuser mille fois plutôt que de me céder une tasse de thé. D'ailleurs son thé est périmé et son eau de gouttière fangeuse, je ne l'ignore pas. Quand au sucre...

Rétif à l'électricité, il ne consomme que de la chandelle. Grand lecteur de journaux récupérés dans les poubelles, il est très au fait des actualités caduques.

Ça ne mange pas de pain. Effrayé par les nouvelles technologies et les moyens de communications révolutionnaires, il a trouvé une alternative peu onéreuse au téléphone portable, à l'ordinateur et à Internet : l'isolement.

Les amis ça coûte cher et c'est précisément pour cette raison qu'il déteste en avoir. Aussi, pour tenter de le sortir de sa solitude économique, dois-je rendre visite contre son gré à ce farouche exilé du monde de la consommation. En échange de son thé imbuvable qu'il me refuse systématiquement, j'apporte des oranges à ce prisonnier volontaire. Je crains, bien à tort, qu'il ne tombe malade de privations. En fait cet ascète est un roc. Je converse longuement avec lui. Cela ne le dérange guère de causer et je crois même qu'il apprécie beaucoup, vu que les mots ça ne coûte rien. Mais dès qu'il s'agit de sortir un verre, une tasse, une allumette... Là il se braque, devient muet, se sent mal, semble prêt à trépasser.

La dépense est le point faible de ce chêne nourri de terre maigre.

Sa détermination à ne rien débourser est redoutable. Je le connais, il préfère frôler la Camarde plutôt que d'aller chez le médecin. Il a décrété ne jamais tomber malade, que la maladie c'était pour les riches, les mous pas musclés, les gens de la ville trop bien nourris, les frileux pas assez économes, les fous qui jettent leur argent par les fenêtres... Toutes les excuses sont bonnes pour ne pas payer "l'impôt sur la bonne santé" comme il dit.

Ainsi s'est-il constitué de solides anticorps, par la force des choses.

Cet homme hors du commun aime singulièrement la nature : salades de pissenlits, champignons, pommes sauvages, marrons, soupes d'orties, fruits tombés et céréales opportunes de toutes sortes à portée de main, mûrs ou pourris, légalement appropriés ou astucieusement emparés, tels sont les composants de ses repas aigres et corsés.

Ainsi ce qui ne l'a point tué l'a-t-il rendu plus vif.

A quatre-vingt-neuf ans ce vieux hibou reclus et misanthrope, vrai châtaignier mûri sous l'abstinence, est l'homme qui finalement me fait le plus rire au monde tout en suscitant chez moi une réelle admiration.

Le roi des avares...

4 - Les économes

Les deux époux s'échangent des banalités autour d'une soupe bien chaude. Une buée dense sort de leur bouche, trahissant la température glaciale de la demeure. Assis sur d'énormes sacs de bon bois de chauffage définitivement clos, ils devisent dans la maisonnée gelée, satisfaits de n'avoir pas succombé à la tentation du feu. Trop heureux de préserver leur immense stock de bois, ils mangent leur soupe, seule source de chaleur dans leur igloo. Un quart d'heure par jour, ils peuvent se réchauffer les doigts autour de leur bol vespéral, l'unique plaisir coûteux, le seul réconfort d'avares qu'ils se sont accordé. Le matin et le midi, c'est repas froids.

A force d'avoir économisé sur le feu des années durant en passant leurs hivers à tousser et à frissonner dans leur grotte de radins, ils ont accumulé une imposante réserve de bois. Que jamais ils ne se décident à entamer. D'hiver en hiver, ils repoussent l'échéance. Chaque année dès les premières gelées, c'est la grande question qui revient sous le toit pris par les glaces : "Va-t-on chauffer ou non ?"

Et chaque année, pris d'angoisse à l'idée de brûler leur bois, il se rendent à l'évidence : invariablement ils se disent que jusque là ils n'en sont pas morts, d'avoir passé l'hiver sans "gaspiller" leur précieux bois... Ils ajoutent que ce n'est pas parce que le bois de chauffage est gratuit (ils le ramassent en quantités quasi illimitée dans la forêt qui les entoure) qu'il faut le brûler pour un oui, pou un non... Avec eux tous les prétextes sont bons pour ne pas mettre des bûches dans la cuisinière. Et ça fait 34 ans que ça dure ! 34 hivers sans se chauffer.

En faisant durer au maximum la chaleur de la soupe autour de leurs mains, ils dissertent à l'infini sur l'opportunité de conserver leur bois. Il se disent que se serait tellement dommage, après 34 ans d'efforts, de rompre un cercle aussi vertueux... La seule idée de mourir sur un trésor de bois sec les rend chaque année un peu plus résolus.

A chaque fois plus intransigeants que l'année précédente, ils préfèrent se serrer la ceinture, grelotter trois mois durant plutôt que commettre le sacrilège de brûler ne serait-qu'une bûche !

Pour leur soupe, du méchant, menu bois leur suffit. Et encore, ils trouvent que c'est trop.

Courage ! se disent-ils, dans une vingtaine d'années on aura accumulé 50 ans de bois d'hiver.

Rien que l'idée d'économiser un demi siècle de bois de chauffage les galvanise. "C'est beau", se répètent-ils sans cesse pour unique justificatif à leur obsession d'économie.

11 - Jour de vent

Vidéo : "Elle, Éole et moi"

Je marchais d'un pas allègre sur une route de campagne, heureux de me retrouver loin de la ville. Autour de moi, rien que des étendues champêtres. Un vent fort de décembre soufflait continuellement sur la plaine. J'entendais bourdonner le ciel agité : un vrombissement formidable qui ressemblait aux orgues sourdes de l'Univers.

Le paysage arrosé par les flots éoliens m'apparut bientôt dans toute sa beauté originelle, sa splendeur primitive : les arbres ployaient par bouquets entiers, prêts à craquer, de grands oiseaux intrépides aux élans brisés étaient repoussés vers des hauteurs vertigineuses par quelque bourrasque, tandis que de lourds nuages filaient à vive allure en direction de l'horizon... C'était majestueux et sauvage, grandiose et effrayant.

Nulle âme dans ce décor tempétueux. J'étais seul avec le ciel en furie et ses hôtes malmenés, des oiseaux de haut vol. Ces derniers étaient tantôt pareils à des diables hantant les nues, tantôt comme des crucifix planant au-dessus du monde : certains croassaient, d'autres chantaient. C'était à la fois lugubre et gracieux, inquiétant et joyeux, étourdissant et mélodieux. Les profondeurs célestes prenaient subitement des allures épiques, et les ailes qui sillonnaient l'azur venté avaient l'envergure des grandes, solennelles circonstances. Le ciel sous la tempête m'apparaissait à la fois proche et mystérieux, intime et lointain.

Et moi je marchais la tête dans le vent, la semelle leste, l'âme légère, le coeur battant. Et je voyais des événements à venir dans le chaos des airs, des présages dans les ballets aériens, des révélations dans les ailes déployées des voltigeurs qui luttaient comme par jeu contre le bras d'Éole...

10 - Une apparition



Vidéo : "Bruits de pas dans l'église"

L'ange me faisait face.

Grand, maigre, légèrement tordu, un costume terne sur le dos, une cicatrice crapuleuse sur la joue, ce qui frappait chez lui, c'était son air d'une profonde dignité. Son apparence minable s'évanouissait devant la pureté de son regard. Une infinie noblesse émanait de ce demi épouvantail. Je le devinais incorruptible, puissant, supérieur. Je ne voyais que hauteur, bonté, lumière chez ce pauvre type aux allures un peu louches.

Il sortit une cigarette de la poche externe de sa veste à la manière d'un petit mafieux sans envergure. Minable jusque dans les gestes les plus anodins... De sa voix grêle l'ange s'adressa à moi en ces termes suprêmes :

- " Raphaël, je suis descendu jusqu'à toi pour te conforter dans ton parcours glorieux. Persiste sur cette voie, et sans jamais te décourager éclaire les hommes sur les merveilles désincarnées que ta plume évoque. Tu es le messager des causes subtiles, le souffle pur du large, l'azur qui allège les âmes. Continue à répandre sur le monde tes vérités poétiques. Des armées séraphiques te soutiennent. Les horizons de l'univers intérieur sont sans fin, l'esprit qui s'y meut est un principe immortel, indestructible. "

Une bouffée de tabac ingérée de travers le fit tousser. Après une quinte de toux aiguë il reprit, la cigarette aux lèvres :

- " Méprise les railleries. Soit fort, généreux, chevaleresque. Oppose aux bassesses de tes détracteurs ta noblesse, à leurs noirceurs ton éclat, à leurs vices tes vertus. Les hommes ont oublié l'essentiel. Si tous savent que le corps se nourrit de pain, beaucoup ignorent encore que l'esprit se nourrit de beauté. Ouvre aux aveugles de la Terre la porte de l'infinie lumière. "

Maladroit et distrait, tout en me parlant de la sorte le messager du Ciel laissait tomber la cendre de sa cigarette sur ses chaussures. Passablement discourtois, il lançait devant moi des postillons et s'essuyait d'ailleurs sans façon les lèvres du revers de sa manche. Etranger aux codes de politesse du monde des incarnés, il poursuivit avec feu :

- " Raphaël, je te le dis en vérité, ta mission sur Terre est d'enseigner la Beauté. Ta plume est ta force et ton salut. Ta flamme et ton sang. Tu es libre de tes mots Raphaël, aussi fais bon usage de ta plume car il te sera demandé des comptes ".

Lorsqu'il eut fini de me dire toutes ces choses admirables, sa cigarette était devenue mégot pitoyablement collé à sa lèvre inférieure... En signe de bénédiction, il me salua avec toute la dignité de l'ange qu'il était. Solennel, irradiant de pureté, d'amour, de beauté, il disparut en trébuchant sur son lacet défait.

Ainsi l'ange était descendu jusqu'à moi, divin dans ses hauteurs, touchant dans son humanité...

Que l'on me permette de témoigner de son apparition et de diffuser son message à travers ce texte en forme d'hommage.

9 - Des noms périmés



Vidéo : "Au fond des églises"

Ils s'appelaient Gustave, Alphonse, Auguste, Octave, Gontran, Alfred, Eugène. Leurs noms sont gravés sur des grandes plaques dans le cul des églises de province. Qui les prononce encore, ces noms d'un autre âge qui sentent l'hospice, le vieux béret et les grasseyements ?

Les porteurs de ces noms gravés devenus obsolètes ont pourtant eu vingt ans, eux aussi. Et ces vingt ans-là se sont brisés dans des tranchées. Sans même le piteux espoir de finir un jour à l'hospice. On se souvient des masses indistinctes de soldats tués, des régiments décimés, des troupes de combattants sacrifiés. Mais qui se souvient des individus, des Eugène, des Alphonse, des Auguste, de tous ces destins anonymes et pathétiques qui ont fini sur des listes dans les églises ? D'ailleurs les églises sont désertes et presque plus personne ne s'attarde devant ces rangées de noms gravés.

Moi j'y lis la moustache d'Eugène, la casquette de Gustave, la pipe d'Auguste : des choses qui nous ressemblent, à presque un siècle de distance. J'y lis le sort humble et pénible de ces appelés arrachés du sillon, du foyer ou des bras de l'aimée. J'y lis les vingt ans d'Auguste, de Gustave, d'Alphonse, d'Eugène, de Gontran, d'Octave, d'Alfred, leurs maudits, damnés, poignants vingt ans massacrés dans les tranchées de la «14».

8 - La bêtise ordinaire des gens bien intentionnés

Vidéo : "Repas d'abrutis"

La bêtise, la simple, banale, quotidienne, terrible sottise des honnêtes gens de mon quartier m'est particulièrement insupportable.

Ainsi dans la tête de ces imbéciles moyens les humbles citoyens vers lesquels convergent soudainement les projecteurs de l'actualité sous prétexte qu'ils sont encore plus bêtes que la moyenne de leurs congénères de par l'exercice original ou intensif de leur profession (tel un charcutier recevant une médaille pour services rendus à la cause carnée), deviennent des héros élevés à la dignité d'un article dans le canard local.

De simples victimes de leur condition sociale, ils passent du jour au lendemain au statut élogieux et immortel de héros par le simple fait de l'importance médiatique donnée à l'événement...

Décidément, les gens de mon quartier sont mes pires ennemis. Surtout cette Madame Dumou, brave ménagère cinquantenaire d'aspect à la fois insignifiant et caricatural avec son cabas plein de poireaux qui dépassent, avec sa pensée lisse, inoffensive, révélatrice de la mollesse ambiante de la masse dominante qui lui ressemble... Madame Dumou, femme du peuple sans histoire, bonne, honnête, émotive, "bien comme il faut", propre sur elle est en fait un véritable terroriste de la pensée. D'une extrême dangerosité. L'adversaire irréductible de tout bel esprit épris de hauteurs.

Ennemie jurée des idées brillantes, élevée dans le culte de la médiocrité et du pot-au-feu du dimanche, Madame Dumou à la base ne croit qu'aux vérités potagères contenues dans son cabas. Depuis les profondeurs vertigineuses de son vénérable réceptacle à légumes qu'elle trimbale d'épiceries en superettes, n'importe quel Dupont sous le soleil de sa télévision allumée en permanence peut, pour un oui ou pour un non, devenir un messie.

Quand je croise Madame Dumou dans la rue, armé de mon sourire lénifiant, je prends bien garde à toujours lui adresser mes plus conventionnelles salutations en ne laissant jamais rien paraître de ma véritable nature : elle ne sait pas que j'appartiens à la secte honnie des beaux esprits.

7 - Le rêve d'Eugène



Vidéo : "Les champs d'herbe"

Le ciel est clair, l'air vernal, le paysage serein.

Eugène se repose, le front levé, les paupières closes. Il écoute le chant des oiseaux et la brise dans les arbres, respirant paisiblement sous sa moustache. L'air qui pénètre ses flancs semble le régénérer. Un nuage dans l'azur, le soleil qui chauffe doucement la campagne, cela suffit pour faire naître un sourire sur les lèvres du rêvasseur.

Il est au paradis, Eugène.

Il se repose, tout simplement. Cela faisait si longtemps... Enfin le calme, quelques vols d'oiseaux, le bruit du vent. Il en avait besoin Eugène. Avec ses mains calleuses, ses bottes crottées, son visage sale, il est comme un mineur de fond qui referait surface, passant en un instant du trou à rat au printemps.

Savourer encore cet instant de paix sous l'azur sans penser à rien, le front toujours levé... Le dormeur est tout à sa volupté.

Maintenant Eugène ouvre les yeux, le front dirigé vers l'infini. Le ciel éclate de beauté au-dessus de sa tête. Son regard parcourt lentement l'horizon bleu que parsèment quelques nuages.

La paix.

Instant exquis pour Eugène. La paix... Mollement son front se baisse, de vertical le regard se fait horizontal : l'image du ciel fait progressivement place à celle de la terre. La paix...

La paix ? La guerre !

Le bleu devient la boue, l'harmonie le chaos, l'éther la charogne.

Une grenade vient d'exploser à deux trous du rêveur. Puis une autre, suivie d'une série d'obus. La mitraille est revenue, assourdissante. Au vacarme du fer hurlant, au concert puissant des canons qui dégueulent le feu s'opposent l'horrible cliquetis des os qui se disloquent, l'affreuse discrétion de la chair qui se déchire. Justement, les deux jambes de notre homme viennent d'être arrachées, projetées loin du corps. De ce qu'il reste du corps, du moins : un bras est parti lui aussi, avec la moitié du visage, moustaches comprises. Décidément les rêves finissent mal au printemps 1917 à Verdun...

Eugène ne rêve plus. Ou plutôt si. Il commence un long, interminable rêve.

Mais il ne se réveillera jamais.

6 - Le nain crapuleux


Vidéo : "L'étrange histoire du nain crapuleux"

Dans ma cave vit un drôle de personnage. Sorti des murs, vivant dans les ténèbres, nourri de haine, assoiffé de misère, un nain crapuleux hante ma demeure. Méchant, pervers, sadique, l'intrus ne cesse de me harceler. La nuit il ricane au fond de la cave, le jour il hurle, crache, mord, insulte quand je descends prendre une bouteille ou du charbon. Heureusement il ne sort jamais de son trou.

Parfois, excédé par ses cris, médisances et saletés, je lui administre une correction, un fer rouge à la main. C'est que le nain crapuleux est un vrai diable. Une créature étrange et maléfique, un petit monstre insaisissable, un cafard increvable, un rat des enfers, un fantôme de chair et de sang... Avec ses petits os de canard boiteux, ses sarcasmes sans fin, sa voix nasillarde, le nain crapuleux se loge partout, se cache dans les moindres recoins, se fond avec tout décor et me saute dessus, infatigable, irascible, moqueur.

Il m'arrive de descendre en pleine nuit, un seau d'eau bouillante à la main. Un cadeau nocturne pour le nain crapuleux... Au matin, j'entends ses insultes qui redoublent. Satisfait de ma vengeance, je le laisse hurler. Dans ses pires moments il lui arrive de monter l'escalier de la cave pour m'insulter à travers la porte entr'ouverte. Il faut que je fasse attention à ce qu'aucun visiteur ne le voie. Ce nain est un furoncle dans ma maison. Cantonné à la cave et ses plus proches abords, le nain crapuleux ne me pose pas trop de problème avec l'entourage. C'est juste qu'il m'importune lorsque j'ai besoin d'aller chercher du bois, une bonne bouteille, des patates ou un seau de charbon. Mais armé de mon fer rouge, je ne le crains plus tant que ça avec ses sempiternelles vociférations de diablotin... J'ai appris à éviter ses morsures, à faire un vif écart quand il me saute dessus.

Pour les cris stridents j'ai finalement résolu le problème en insonorisant la porte de ma cave. Depuis j'ai appris à vivre avec cet inquiétant énergumène habitant le sous-sol de ma maison, sans explication aucune, venu là je ne sais comment ni pour quelle raison. Et impossible à chasser. Mais après tout, il n'est pas si terrible que ça, tant qu'il reste à l'ombre en compagnie des araignées et des rats.

Je sais, cela peut paraître extravagant mais c'est ainsi : j'ai un nain crapuleux dans ma cave.

5 - Le Cimetière de l'Ouest



Vidéo : "Sérénité chez les morts"

Ce n'est pas le Père Lachaise non, mais les tombes sont profondes et paisibles, les allées grandes et mélancoliques, et l'horizon n'est qu'un vaste manteau de pierre, funèbre et solennel. Les marbres neufs -d'un goût douteux- luisent au soleil, tandis que les vieilles sépultures plus ternes des siècles passés agissent comme autant de chandelles mortes, ajoutant à la nécropole une atmosphère exquisément désuète. Ainsi se présente le cimetière du Mans, appelé le "Cimetière de l'Ouest".

J'errais dans ce jardin mortuaire, tantôt.

Je m'attardais dans les parties XVIIème, XIXème et début XXème siècle du cimetière. Je lisais des noms d'un autre temps, à demi effacés sur les stèles. Il y avait des notables et des pauvres types, des jeunes filles et des vieux grigous, des quidams dont nul sur la planète ne se souvient plus, des députés, d'anciens maires de la ville, des jeunes adolescents isolés avec des épitaphes sobres et austères ou au contraire chaudes, dégoulinantes de larmes vraies... Parfois des familles entières reposaient dans un seul tombeau avec juste le nom des occupants, sans aucun regret gravé. Tous se côtoyaient dans la terre mancelle. Les défunts, jeunes et vieux, beaux et laids, insignifiants et glorieux, appartenant à un siècle ou à un autre, ordures et saints, moi je les trouvais touchants, émouvants au fond de leur trou.

Je les rendais à la vie temporelle en somme, par mon seul regard. Je lisais leur nom, regardais leur tombe, tentais de deviner qui étaient ces André, ces Hubert anonymes, ces Lucette, ces Marie d'un autre âge, cette famille Champion perdue dans la foule des autres trépassés... Ils avaient vécu dans le monde tous ces gens-là. Ils avaient aimé, souffert, espéré, mangé de la salade verte, bu de l'eau claire, du vin, joué aux cartes, haï leurs voisins...

Je songeais que lorsque ce sera mon tour de descendre dans la fosse, pâle, avec un rictus énigmatique et figé sur les lèvres ou alors avec un air tout banalement inexpressif, placide (car qui sait quelle sorte de visage donnera à chacun de nous la mort ?), les intestins inertes, les pieds comme deux pierres, la tête droite, je songeais disais-je que lorsque ce sera mon tour de descendre là dans ce trou, alors moi aussi je deviendrai l'anonyme d'un cimetière, un oublié du monde, une stèle illisible. Les siècles me rendront pareil à cette multitude muette couchée sous la terre. Des gens oubliés de tous, jusqu'à leurs ossements.

Un mort de plus parmi les milliards de gisants que comptent tous les cimetières du monde.

Voilà ce que sera devenu le vivant Raphaël Zacharie de Izarra de cette heure où je vous parle, et je ne m'en fâche point. Ainsi, égaux nous sommes. La poésie, les lettres, les vanités, les amours ratées, les attentes de bus, les rendez-vous importants, les courriers urgents, les affaires minables, les aveuglements des jeunes gens, les classes redoublées, les comptes-rendus de l'employé à son patron, les soucis météorologiques avant les départs en vacance, les trains à ne pas manquer, les rendez-vous chez le coiffeur, les ascensions sociales, les descentes des pistes de montagne à ski, tout s'apaisera dans la tombe.

Visitez les cimetières, vous qui vous pensez immortels à force de ne jamais penser que le jour de votre mort arrivera. Un 4 mars ou un 17 juin, peu importe. Mais un des 365 jours de l'année, de manière certaine. Visitez les cimetières, vous qui avez tant de choses à faire, à voir, tant de gens à aimer, à détester.

Attardez-vous sur les tombes de ces mangeurs, de ces amants, de ces conducteurs de trains, de ces chapeliers, de ces servantes, de ces vagabonds, de ces écoliers, de ces vieillards qui comme vous se croyaient immortels.

La mort les a pourtant surpris. Maintenant ils sont au fond de leur trou, dans le "Cimetière de l'Ouest". Et vous y serez vous aussi.

Vaniteux vivants, allez donc visiter les cimetières vous dis-je, et surtout prenez votre temps. Il faut que vous soyez imprégnés, hantés par le marbre.

Et puis lorsque vous aurez terminé votre visite, alors -et c'est conseillé-, vous pourrez en toute joie vous enivrer de bon vin.

4 - Une ferme en mars

Vidéo : "Du danger des arrosoirs"

Il pleut sur la ferme sarthoise. Les toits soupirent, les gouttières chantent leur ennui, dans la boue ruisselle une onde triste : le mois de mars prend parfois des allures sinistres dans les campagnes. La jeune fille regarde tomber la pluie maussade à travers les carreaux. Elle se sait laide, sans avenir, vouée à la solitude.

De la buée formée par les exhalaisons d'un pot-au-feu qui mijote voile les vitres de la fenêtre donnant sur la Misère : une basse-cour morne couverte de flaques. D'un geste las la jeune fille passe la main sur le carreau embué. Pour mieux voir l'enfer sous la pluie, peut-être.

Assis près de la cuisinière, ses vieux parents attendent en silence. Ils regardent dans le vide, la tête pleine des minutes qui passent. Le pot-au-feu semble être la seule cause apte à combler ces âmes pareilles à des souches. Le tic-tac de l'horloge séculaire tue à petit feu le temps qui s'étire, s'étire... La jeune fille regarde toujours la basse-cour trempée. Figée devant la fenêtre, elle n'entend plus le sempiternel tic-tac du cercueil derrière elle. Et ce pot-au-feu haï, exécré, abhorré qui suinte la torpeur, la province, les habitudes... Ce satané pot-au-feu, trésor des hospices qui réjouit la vieillesse et afflige les anges...

Prend-elle pleinement conscience à cet instant précis du malheur de sa vie ? Après un long soupir, comme possédée par une folie libératrice, elle hurle de toutes ses forces face à la fenêtre honnie !

Puis sort devant les vieillards hébétés, court devant les étables, quitte la ferme, court encore à travers champs, longtemps, fouaillée par les éléments, déchirée par les ronces, enfin s'arrête, essoufflée, la tête levée vers le ciel, le visage luisant de pluie et de pleurs mêlés, et dans des sanglots profonds, déchirants, s'adressant aux nuages :

- Emportez-moi, amis d'en haut ! Emmenez-moi dans vos hauteurs tourmentées et magnifiques ! Laissez-moi vous chevaucher, prenons ensemble la direction de l'éternité, chers voyageurs célestes ! Faites-moi oublier mes sabots, vous qui avez des ailes. Faites légère ma vie. Ne voyez-vous pas que je traîne de la boue à mes semelles ? Peuplez mes nuits de rêves splendides, car en plein jour je ne songe plus au bonheur... Accordez-moi une seconde chance vers les astres, puisque je m'enlise en cette terre où tout meurt autour de moi. Je suis laide, je suis seule, je suis damnée, aimez-moi au moins un peu, vous les nuages ! Aimez-moi, vous qui passez si haut au-dessus de la ferme où pour ma peine j'ai vu le jour ! Aimez-moi une fois, au lieu de me punir encore de vos larmes moqueuses !

La fièvre retombée, l'hystérie passée, son chagrin déversé dans le ciel sourd, ses espoirs semés au vent inutile, sa prière envolée vers les nuages impassibles, l'éplorée tristement s'en retourne vers la ferme, trempée, grelottante, résignée, le pas plus pesant que jamais. Là-bas deux vieillards l'attendent. Certes secoués mais ne se départant pas de leur solide sens des réalités : au retour de leur fille, ils la réconforteront avec les moyens à leur portée.

Avec un peu de chance, le pot-au-feu sera encore chaud.